Les mots du travail: de la cacophonie vers la polyphonie

La compagnie : Pourquoi se lever le matin !  est une association à but non lucratif, pour apporter le point de vue du travail, exprimé par ceux qui le font, dans les débats qui agitent notre société : santé, alimentation, enseignement, transport, énergie… et bien d’autres encore.

« Mettre en mots des histoires de travail » : c’est ce que fait la Compagnie Pourquoi se lever le matin, association créée en 2020. Nos mots sont les paroles de ceux qui racontent leur activité. Ils parlent avec un écrivant, parce que « parler de son travail ne va pas soi ». Ce sont ensuite les mots du récit écrit que nous leur proposons et que nous publions sur notre site, ou dans des livres. On y trouve beaucoup de mots de métier. Parfois, quelques néologismes de l’entreprise, souvent des mots en « ing » comme reporting ou en « ence » comme efficience. Ou des mots récupérés par l’organisation, comme la « qualité ». Nous-mêmes au sein de la Compagnie avons chacun nos mots pour les lectures transverses que nous faisons des récits. Les mots du travail font débat. Tous ces mots sont habités, voire surpeuplés dans une sacrée cacophonie.

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Christine Depigny-Huet est passeuse d’histoires (vraies) de travail, elle a travaillé plus de trente ans dans l’industrie, notamment sur l’articulation santé et travail. Elle a cofondé la Compagnie Pourquoi se lever le matin !

Olivier Frachon est ingénieur, syndicaliste, il a travaillé dans l’industrie, dirigé des organisations, notamment dans la santé et la sécurité au travail, et participe à La Compagnie Pourquoi se lever le matin ! depuis sa création

François Granier est sociologue, chercheur associé au Laboratoire de Sociologie du Changement des Instituions dirigé par Renaud Sainsaulieu puis au LISE depuis sa création (2004), il a rejoint « La Compagnie. Pourquoi se lever le matin ! » en mars 2020

Les participants étaient invités à réagir à un mot du travail : manageur

MPL (Manageur Première Ligne), MDT (Manageur De Terrain), DPX (Dirigeant De Proximité), ou autre, chaque organisation a son appellation pour les désigner. Les participants de l’Atelier out réagi à partir de leurs expériences de manager pour certains, de leurs observations pour d’autres, et de leurs convictions. Certains ont raconté une histoire vécue, d’autres ont tracé un schéma, énoncé ce qu’est le manageur, ou ce qu’il devrait être. La diversité de leurs réactions témoigne de multiples manières d’entendre ce mot, sous l’angle du vécu, de l’activité et des dilemmes du manageur. En voici une petite synthèse.

Un travail difficile, dont les vécus sont contrastés

Manager : « Est-ce un métier ou un statut ? ». C’est « un travail dur, usant », où « la to do liste est inchangée en fin de journée », quand l’attendent ses « tableaux excel ».

Certains le vivent comme enrichissant. « J’ai appris à aimer cela. Ça ne m’a pas mis en grosse tension ou en souffrance. Je me reconnais dans le mot animation ; donner les moyens à son équipe de faire du bon travail ». C’est « faire faire au gens des choses dont ils n’ont pas envie mais seront fiers ».

D’autres expriment un vécu douloureux « Beaucoup de choses ont changé quand on nous a appelés managers. Quand on a dit « le vrai manager ne connaît pas le travail ». Le manager est le plus en souffrance dans les organisation ». « Me réveiller la nuit et me demander : « qu’est-ce que je vais lui dire ? ». Devoir utiliser des euphémismes infantilisants, désincarnés »

Le manageur n’est pas « le chef d’équipe ou le chef d’atelier, il doit avoir une vision du process,

de la comptabilité, de la performance ». « Il a des responsabilités »

Une activité relationnelle, porteuse de dilemmes

Le manageur est un « organisateur, un facilitateur de coopération, un révélateur de la fierté du travail bien fait ». « Mais on n’apprend pas le travail dans les écoles de management ». « Le Covid a exacerbé les malaises, les ambiguïtés entre son autonomie et les ressources dont il dispose. » « Le manager a dû endosser de nouveaux rôles, par exemple entrer dans les aspects familiaux ».

Le manageur doit « donner des ordres, en recevoir ». Il est « en sandwich », « entre l’écorce et l’arbre ». C’est « un médiateur, entre le haut et le bas, entre les injonctions et la réalité ». Investi d’un devoir de « loyauté », il doit porter « l’idéologie », voire « pipoter les salariés ».

Qu’il soit manager de terrain ou membre de Codir, il est soumis dans certaines entreprises à des « réunions incessantes », où « il doit parler », « il doit être vu ». Là, « ses pairs sont aussi ses concurrents ».

Cet atelier autour du mot « manageur », et la discussion qui a suivi, ont dégagé un large spectre de questions autour de ce mot. On n’en parle pas de la même manière selon que l’on est soi-même manager, intervenant ou étudiant. Toutes ces questions traversent, à des degrés divers, les récits de travail publiés par la Compagnie, avec un bémol : manageur est un mot peu employé dans ces récits.

Manageur : un mot peu utilisé dans les récits de travail publiés par la Compagnie Pourquoi se lever le matin !

Dans les 150 récits de travail publiés sur notre site, les signataires utilisent rarement les termes manageur ou management pour désigner leur hiérarchie, leurs subordonnés ou la manière dont leur organisation fonctionne. Quand ils le font, ils sont cadres dirigeants ou experts, notamment RH, syndicalistes ou étudiant intérimaire. Les narrateurs préfèrent de loin les mots “organisation”, “chef”, “cadre” ou “responsable”. Ils ne sont pas fans non plus de “hiérarchie”. Est-ce une manière d’affirmer de l’autonomie dans leur travail ?

Pourtant, il s’écrit des encyclopédies (de management), ils se forme des cohortes de jeunes diplômés (en management), l’entrée “management” de Wikipédia occupe plus de 24 pages. Qu’est-ce donc que le manageur, si ce terme est peu employé pour parler de son travail ? La pratique professionnelle de ceux qui managent ? La nébuleuse des Directeurs et de leurs consultants ? Est-ce résister à l’anglicisme que de ne pas l’employer ? Ou à une idéologie gestionnaire sous-jacente ? Sont associés à “management” des projets, des démarches, du “lean-management” afin d’éliminer tout ce qui n’est pas producteur de valeur, dans l’industrie puis dans les services comme la banque ou les assurances. En général sans que ladite valeur ait été définie avec ceux qui font le travail. Pour les fonctionnaires, c’est le NPM – New Public Management – à l’hôpital, à l’école et ailleurs. Déferlante de chiffres, d’indicateurs qui n’indiquent pas grand-chose du travail réel, de pilotage, de tableaux de bord, de reporting chronophage et d’évaluations individuelles et collectives, sur fond de réorganisation permanente. Faut-il s’étonner qu’un vocable aussi lourd ne soit pas repris par ceux qui racontent leur vrai travail, avec de vraies personnes et de vraies relations entre elles ?