Coopération et rapports au travail : Quels enjeux pour les sciences de gestion et la sociologie de l’entreprise ?

À l’aube de son bicentenaire, le mouvement coopératif connaît un regain d’intérêt. Souvent présenté comme une alternative face aux défis du capitalisme libéral, de la démocratie contemporaine et des conditions de travail, il a évolué et se diversifie rapidement. De nombreux chercheurs et praticiens anticipent que la coopération deviendra la norme de demain.

Cependant, la coopération soulève de nombreuses questions pour les chercheurs et les professionnels. Elle transforme et complexifie les relations entre les travailleurs et leur propre travail. Cet atelier a pour objectif de favoriser un échange et une réflexion collective sur les liens entre la coopération et les rapports individuels et collectifs au travail. Quels enjeux cela soulève-t-il pour la sociologie de l’entreprise et les sciences de gestion ? Comment pouvons nous analyser ces défis ? Quels cadres d’analyse peut-on mobiliser ? Quelles approches peuvent être mises en œuvre pour intervenir dans les coopératives ? Va-t-on vers une « recherche coopérative » ?

L’atelier a débuté par une présentation de l’ITMD. Ensuite, les spécificités du mouvement coopératif et des ouvertures vers les rapports au travail ont été abordées à travers une présentation des littératures et points de vue permettant de poser un cadre pour les échanges à suivre. Enfin, un débat avec les personnes présentes dans la salle a été initié.

atelier coopération et rapports au travail

L’enregistrement de l’atelier, ses intervenants, son compte-rendu écrit, complétés de conseils de consultations et lectures en fin d’article sont disponibles ici

Les intervenants

Corentin Gombert est chercheur et intervenant en entreprise. Ses travaux portent sur les dynamiques démocratiques en entreprise, sur les coopératives et sur la notion de citoyenneté économique des travailleurs.

Dominique Massoni est administratrice de l’ITMD et consultante, fondatrice d’ALTA TENET. Elle mène des travaux d’étude et de recherche sur les questions du travail, de la diversité et des métiers ainsi que des missions d’accompagnement sur mesure de projets RH. Elle anime des ateliers de création littéraire.

Jean-Pierre Zana est président de l’association ITMD et consultant en Ergonomie appliquée pour permettre aux entreprises de s’approprier des méthodes ergonomiques et s’engager seules dans une culture de prévention des pathologies liées au travail en particulier celles liées à la charge physique de travail.

Présentations

l’Institut du Travail et du Management Durable rassemble au sein de 6 collèges (Dirigeants, Syndicalistes, Chercheurs, Consultants, Partenaires, Jeunes), des individus et des institutions qui cherchent à comprendre, à inventer et à agir concrètement pour améliorer la qualité du travail des salariés et des travailleurs indépendants.

Unique en son genre, l’ITMD crée une synergie entre chercheurs, consultants, opérationnels et syndicalistes. Il offre un espace d’échange sur les grands enjeux du monde syndical et de l’entreprise, favorisant des discussions approfondies en off sur ces sujets.

L’institut organise divers événements accessibles avec des frais d’inscription abordables, comprenant des « masterclass » généralement en visioconférence, permettant d’explorer le point de vue de chercheurs ou de professionnels sur les questions liées au travail. Il propose également les « rencontres de l’ITMD », des séquences plus longues comprenant de véritables débats sur des questions théoriques et d’approches du travail. Ces rencontres suivent une tradition qui lui est chère, celle de la controverse, tant sur les positions que sur les approches théoriques présentées.

Coopération et rapports au travail

« Toute cette année-là, les animaux travaillèrent comme des esclaves. Mais ils étaient heureux dans leur travail ; ils ne rechignaient à aucun effort ni sacrifice, bien conscients que tout ce qu’ils faisaient était pour eux-mêmes et pour ceux de leur espèce qui viendraient après eux. »

George Orwell, La ferme des animaux, 1945

Le mouvement coopératif, rassemblant les entreprises et collectifs coopératifs sous de multiples formes, s’est depuis ses débuts présenté comme une alternative. Une alternative de consommation, une alternative de production, une alternative de mode de vie.

Définition de la coopérative par l’ACI (Alliance Coopérative Internationale) :

« Une coopérative est une association autonome de personnes unies volontairement pour répondre à leurs besoins et aspirations économiques, sociaux et culturels communs par le biais d’une entreprise détenue conjointement et contrôlée démocratiquement. »

Aujourd’hui, il est vu par beaucoup comme un remède :

  • Un remède au capitalisme libéral et à toutes ses dérives, en unifiant capital et travail.
  • Un remède à une société démocratique en difficulté, avec notamment la notion de citoyenneté économique et la reconnaissance de l’entreprise comme acteur politique
  • Un remède face à des souffrances de travailleurs et à des désirs d’émancipation et de désaliénation.

Depuis toujours, et aujourd’hui encore, le coopératisme influence et interroge les rapports individuels à la consommation et au travail.

Historique du mouvement coopératif

La coopérative, telle qu’on la connait aujourd’hui, est en passe de fêter ses 200 ans.

En 200 ans, nous avons observé de nombreuses évolutions, tant des formes de coopérations que des objets et des fonctions de ces dernières.

1re moitié du XIXe : Le socialisme utopique et les pionniers de Rochdale

Durant la 1re moitié du 19e siècle, le courant des socialistes utopiques a fait de nombreuses vagues. Avec le Phalanstère de Fourrier, s’appuyant sur une critique du travail contemporain, ou les travaux d’Owen qui s’intéressent à de nouvelles formes d’échanges basées sur la « coopération », les utopies décrivant des communautés plus ou moins alternatives et autonomes fleurissent.

Bien qu’ils ne suscitent pas d’engouement massif politique ou intellectuel, les idées des socialistes utopiques sont largement diffusées par les presses locales et seront suivies par de nombreuses personnes qui chercheront à les mettre en pratique à travers des expérimentations in situ.

C’est le cas notamment de la « Société équitable des pionniers de Rochdale » qui regroupe des ouvriers tisserands de Rochdale, en Angleterre, qui, n’ayant pas les moyens de vivre décemment de leur salaire ou d’influencer celui-ci, ont décidé de monter la première coopérative de consommation en produisant et achetant en grosse quantité afin de fournir des denrées alimentaires à ses membres à des tarifs préférentiels. Ils ont développé dans ce cadre tout un système de gouvernance assurant une gestion démocratique de la communauté et une indépendance économique de ces membres.

2de moitié du XIXe : Développement et création de l’ACI

Les initiatives et expérimentations se sont multipliées durant tout le 19e siècle, tant pour suivre les utopies socialistes que pour résister au développement du capitalisme, notamment dans l’industrie. Avec le développement technique et technologique, on assiste à une croissance exponentielle de l’intensité capitalistique de l’industrie telle que le modèle de la grosse usine, avec les conditions de travail, d’aliénation du travailleur et de partage de la valeur qui l’accompagnent devient la norme.

Les coopératives d’ouvriers, mutualisant les moyens de production entre l’ensemble des membres du collectif, continuent de fleurir, et commencent à se fédérer. L’Alliance Coopérative Internationale, encore en activité aujourd’hui, se créée à ce moment-là. Elle conduit notamment à s’inspirer de toutes ces initiatives locales pour en faire un modèle de régulation alternatif de la production et des échanges.

Encore valables aujourd’hui pour l’ensemble des coopératives, les principes coopératifs sont édictés :

  1. Adhésion volontaire et ouverte.
  2. Contrôle démocratique exercé par les membres.
  3. Participation économique des membres.
  4. Autonomie et indépendance.
  5. Éducation, formation et information.
  6. Coopération entre les coopératives.
  7. Engagement envers la communauté.

1re moitié du XXe siècle : Reconnaissance légale de la coopération

Les coopératives de production et de consommation continuent de se développer durant toute la première moitié du XXe siècle. Elles sont encore, à ce moment-là, très ancrées dans le « monde ouvrier » et dans les courants politiques qui s’y rapportent. La coopérative est communiste et socialiste.

Avec de fortes implications politiques durant les années 30, avec le Front Populaire notamment, le mouvement coopératif s’est renforcé et trouve sa place dans le paysage politique français. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, en 1947 précisément, il bénéficie d’une reconnaissance légale et institutionnelle à travers la loi sur la coopération qui donne aux coopératives un cadre d’exercice et de développement.

2de moitié du XXe siècle : Diversification du mouvement coopératif

Jusque là très ancré dans le monde ouvrier, le mouvement coopératif connait durant toute la seconde moitié du XXe une forte diversification. Tout d’abord, la coopérative sort de l’usine, en touchant d’autres secteurs, dont le secteur tertiaire en fort développement (et qui représente une grosse majorité des coopératives de production aujourd’hui), mais également par l’émergence d’autres types de coopératives : mutuelles, coopératives bancaires, coopératives agricoles, coopératives maritimes …

La législation s’adapte à cette diversification en multipliant les statuts de coopératives :

  • 1972 > Reconnaissance des Coopératives Agricoles
  • 1978 > Reconnaissances de Coopératives de Production. Qui passera plus tard de Société Coopérative Ouvrière de Production à Société Coopérative et Participative
  • 1983 > Développement de nouvelles activités dans l’économie sociale : Artisanat, Maritime, Transport

XXIe siècle : Intérêt Collectif et Utilité sociale

Au 21e siècle, la coopérative sort du cadre de l’entreprise. Elle se caractérise davantage comme une communauté, un collectif qui dépasse le travail et sert un intérêt collectif.

C’est ainsi qu’est créée en 2001 la Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) qui reflète la multiplicité des parties prenantes ayant un rôle dans la servitude de l’intérêt commun.

C’est aussi durant cette décennie qu’on assiste au développement de l’ESS, rassemblant l’Économie Sociale (donc les coopératives) et l’Économie Solidaire (associations, ONG, …) puis la loi ESS, dite loi Hamon, en 2014, qui légifère sur l’ESS et donne un statut aux Coopératives d’Activités et d’Emplois (CAE).

En marge se développent de nombreuses formes d’entreprise en marge du mouvement coopératif, mais relativement proche de par ses objets : Entreprise à mission, Entreprise d’utilité sociale, modèles d’entreprise et de management alternatifs … 

La coopération : multifonctionnalité et rapports au travail

Tiré des travaux de Owen, Coopérer, du latin Cum – Operari signifie « Opérer Ensemble » / « Faire œuvre commune », à distinguer de Collaborer, Cum – Laborare « Travailler ensemble ». La coopération dépasse, de par sa signification, le cadre du travail. La fonctionnalité, ou la multifonctionnalité, alternative de la coopération interroge le travail et le rapport individuel au travail.

Multifonctionnalité des coopératives

Les travaux de Justine Ballon, d’abord sur les CAE, ensuite sur les SCIC, permettent d’appréhender la coopérative sous d’autres angles que les angles marchands/économiques traditionnels. Elle montre que les coopératives ont plusieurs fonctions pour les travailleurs qui dépassent le cadre de la simple activité productive.

La coopérative est ainsi vue comme une configuration multifonctionnelle alliant

  • une fonction « marchande », la production de biens et services commerciaux,
  • une fonction « publique », orientée vers l’intérêt général,
  • une fonction « mutualiste » visant à mutualiser les moyens entre les membres du collectif
  • une fonction « communautaire », qui associe les membres autour de liens solidaires, sociaux, démocratiques et  d’un projet sociopolitique.

L’histoire des coopératives témoigne de l’évolution et de la place accordée à ces différentes fonctions :

  • L’association de production visant à rassembler suffisamment de moyens de production pour faire face à un marché concurrentiel dans un contexte de capitalisation et d’industrialisation s’apparente tant aux fonctions marchandes que mutualistes
  • La coopérative sert certains idéaux de partage et d’intérêt collectif. Chaque partie prenante doit y trouver son compte et profiter équitablement de la valeur créée.
  • La coopérative a au final longtemps été un objet très politique

La coopérative de production, le travailleur au centre de l’équation

Pour simplifier, l’entreprise est le lieu de rencontre entre l’actionnaire, qui apporte du capital et le travailleur qui apporte sa force de travail. Les 3 parties prenantes sont le capital, apporté par l’actionnaire, le travail, apporté par le travailleur et l’entreprise elle-même, en tant que collectif organisé et entité distincte.

Malgré une simplification extrême ne permettant pas d’appréhender correctement la complexité systémique de l’activité collective en entreprise, les classiques relations d’agence permettent d’éclairer un point :

  • Le dirigeant, représentant de l’entreprise, défend en tant qu’agent les intérêts de l’actionnaire, le principal.
  • Le travailleur, lui, est l’agent de l’entreprise, qui est le principal.

En coopérative de production, les rapports sont bouleversés. Le travailleur est à la fois travail et capital, travailleur et actionnaire, principal et agent.

Lorsqu’il travaille, il travaille à la fois pour le collectif et pour lui-même. Et la valeur ajoutée est partagée équitablement, et démocratiquement, entre les membres du collectif et le collectif lui-même : au travailleur, par la rémunération du travail, du capital et de la part travail et à l’entreprise, par la mise en réserve obligatoire.

Dans ce cadre, il ne s’agit plus d’offrir sa force de travail contre rémunération. Il s’agit d’intégrer un collectif en ayant le pouvoir d’influer tant sur les fins que sur les moyens de son propre travail. Sur les objets et objectifs de l’entreprise et sur le contenu de son propre travail.

La coopérative comme alternative aux vecteurs traditionnels

Nous l’avons dit, le mouvement coopératif dépasse largement le cadre du travail. La dimension communautaire a pris une importance considérable.

Au sein de l’économie sociale, le mouvement coopératif, on peut notamment s’intéresser à la multiplication des tiers lieux, en bonne partie coopératifs, parce que le modèle apparait idoine pour cela. Définis au départ par le sociologue Oldenburg comme un « troisième lieu » qui n’est ni la maison ni l’entreprise, les tiers lieux sont des espaces où le travail se mélange à d’autres aspects de la vie en collectif.

Le tiers lieu est au croisement de trois dimensions :

  • Émancipation individuelle,
  • Dynamique collective,
  • Intérêt général.

Qu’il s’agisse de travail, de consommation, d’habitation, de loisirs, tous les aspects de la vie individuelle trouvent aujourd’hui une alternative aux configurations classiques. Il s’agit par là pour l’individu d’adhérer à une dynamique collective et d’œuvrer pour l’intérêt général.

On peut penser notamment au mouvement des Licoornes qui propose aujourd’hui une voie alternative et se situe aujourd’hui explicitement comme acteur de la transition sur plusieurs secteurs clefs :

  • Énergie
  • Téléphonie
  • Mobilité
  • Transport
  • Banque
  • Consommation responsable

L’ambition du mouvement est de se positionner comme « la norme de demain ».

La coopérative comme acteur politique

Aujourd’hui, avec la globalisation et la marchandisation de la société, nous ne pouvons plus ignorer un fait : l’entreprise est un acteur politique, et un acteur ayant parfois bien plus de poids que certains États.

Le mouvement coopératif, ayant eu une histoire très politique dès sa création, avec le socialisme utopique au départ, puis un ancrage dans le monde ouvrier ayant beaucoup œuvré pour la défense du travail et du travailleur par la suite, porte aujourd’hui une ambition forte : sortir de sa marginalité et assumer son rôle politique :

  • Les travaux récents sur la citoyenneté économique émettent un postulat fort : être citoyen dans l’entreprise permettra d’être un meilleur citoyen dans la cité.
  • Le collectivisme et la propension à soutenir l’intérêt général du mouvement coopératif augure pour le travailleur une sortie de l’individualisme qui le façonne et qui façonne à cette occasion toute la société.

De plus en plus de coopératives exposent explicitement ces objectifs : changer l’entreprise pour changer la société.

Synthèse

La coopération, dynamique collective et multifonctionnelle, bouleverse littéralement les rapports au travail. Coopérer, travailler en coopérative, ce n’est plus offrir sa force de travail contre rémunération. C’est adhérer à une dynamique collective à multiples fonctions et orientations.

À ce titre le rapport au travail n’est pas qu’un rapport marchand, il est aussi :

  • Communautaire
  • Mutualiste
  • Public
  • Politique
  • Orienté vers l’intérêt général

La coopération interroge sociologues et gestionnaires

La coopération et les spécificités des structures coopératives et des personnes qui y travaillent interrogent tant les sciences de gestion que la sociologie de l’entreprise.

Une complexification des rapports entre l’individu et son travail

Le travailleur-coopérateur n’est pas dans un simple échange marchand entre une force et du temps de travail et une rétribution financière. Le travail, ce n’est jamais que cela, mais la coopérative a l’avantage et l’inconvénient de structurer et officialiser ces relations entre un individu et son collectif de travail. Il dispose d’une double, voire d’une triple casquette. Il est à la fois travailleur, actionnaire, et parfois même gérant, membre du CSE ou membre du conseil de surveillance.

Cet entremêlement interroge le rapport de force en entreprise, les liens de subordination, la structure hiérarchique. Qui tranche ? Comment gère-t-on un conflit inter-individus ? Comment gère-t-on un conflit entre le travailleur et son employeur en coopérative ? Comment appréhende-t-on les individualités au sein du collectif ?

C’est tout l’objet de mes travaux. La relation coopérative est source d’une richesse infinie, de passions, de partages, mais également de complexité pour le travailleur. Complexité de rôles, de postures, de références. L’appartenance à un collectif souverain est source d’épanouissement, l’individu est légitime pour peser tant sur les fins que sur les moyens de son propre travail. Mais le revers de la médaille est que cette appartenance est source d’attentes, et toute déviance par rapport à un idéal, qui reste très individuel, deviendra inacceptable et sera parfois source d’une violence extrême pour l’individu. 

Quels cadres d’analyse en coopérative ?

L’intervention en entreprise nous amène à mobiliser des cadres d’analyse nous permettant de mieux appréhender pour mieux agir sur l’organisation. Les spécificités coopératives nous amènent parfois à requestionner et faire évoluer nos approches pour être au plus proche du terrain et avancer vers une intercompréhension avec les acteurs.

Les travaux de Justine Ballon évoqués tout à l’heure nous le montrent, la coopérative est un espace multifonctionnel. Ne pas le prendre en compte en utilisant des cadres d’analyses plus classiques nous ferait nécessairement nous éloigner de la compréhension du terrain et donc de la pertinence de nos interventions.

Par exemple, nous avons été amenés à utiliser certaines méthodes de conception organisationnelle dans une SCOP, qui fut mon terrain de recherche durant quelques années. Ces méthodes traitaient notamment des enjeux de performance économique et sociale et des enjeux de santé au travail. Il s’agissait grossièrement de reconcevoir certaines activités sans nuire (voire en améliorant) à la performance fonctionnelle et à la santé au travail. Nous avons dû, afin de nous rapprocher des acteurs, adapter nos méthodes en insérant tout un pan d’enjeux politiques dans nos analyses, puisque le projet sociopolitique de démocratie en entreprise avait une importance fondamentale.

Nous pouvons, dans ce cadre, nous interroger sur l’influence de la compréhension de ce système sur les modèles culturels et les identités au travail de Sainsaulieu. Si l’individu est à la fois sujet et souverain du collectif, s’il est travailleur et propriétaire de l’entreprise, comment appréhender le coopératisme au regard des travaux de Sainsaulieu ?

Nous rapproche-t-on du modèle communautaire ? Du modèle négocié ? Ou peut-être d’un modèle hybride ? Sainsaulieu s’interroge d’ailleurs sur la coopérative et les problèmes liés au partage du pouvoir qu’elle génère :

« 

  • Quelle peut être la légitimité du pouvoir syndical dans un ensemble humain qui se caractérise par le désir de permettre aux travailleurs de contrôler l’entreprise, alors même que la plupart du temps il s’agit de petits groupes qui s’autogèrent à la base et que le modèle syndical est un modèle représentatif qui ne leur est pas nécessairement adapté ?
  • Comment échapper aux conséquences de la division du travail et aux concentrations de pouvoir qui en résultent généralement, surtout lorsque l’entreprise utilise les services de travailleurs ayant des niveaux de qualifications très différents (par exemple le tertiaire supérieur) ?
  • Comment éviter la constitution d’oligarchies d’anciens qui, par expérience, habitude et maîtrise de l’histoire, disposent de sources de pouvoirs souvent plus fortes que les autres salariés ?
  • Comment suppléer aux phénomènes de retrait et de retranchement derrière les leaders, alors que certains travailleurs ont des difficultés à s’exprimer et que la scène collective est une scène de lutte où l’exercice de la parole est un art de combat ?
  • Quel peut être le ciment collectif dans un univers coopératif où il faut gérer, à travers la parité formelle, des logiques d’action diverses et souvent contradictoires, entre ceux qui préfèrent une ambiance chaleureuse et le maintien du métier et ceux qui, au nom du développement de la technique, visent une logique de la croissance ?

 » (La démocratie en organisation – 1983)

Ce sont ces mêmes questions qui nous animent gestionnaires et sociologues, avec peut-être des cadres parfois légèrement différents.

Intervenir en coopérative

Pour le gestionnaire, ou le sociologue, l’intervention en coopérative se doit de s’adapter aux caractéristiques et objets de l’entreprise. La coopérative de travail dépasse largement le travail, c’est un lieu où se croisent une activité productive, un projet sociopolitique collectif, des émotions, des tensions, beaucoup de passions, de l’engagement souvent militant… Bien que toute entreprise soit souvent la scène de ces rencontres, puisque l’entreprise est avant tout un lieu d’interactions créateur de liens sociaux, la coopérative a la particularité d’institutionnaliser cette multifonctionnalité.

Ainsi, le chercheur en entreprise devra, lorsqu’il intervient en coopérative, adapter ces cadres de pensée, ses objets et ses méthodes. Partant du principe que chaque acteur, qu’il soit chercheur ou professionnel, dispose d’une expertise qui lui est propre, l’intervention doit donner la possibilité à cette expertise de s’extérioriser et de s’appliquer. Une recherche en coopérative ne peut, selon moi, être que collective. Chaque acteur de l’entreprise doit être représenté, directement ou indirectement, dans l’intervention et l’intervention doit se situer au croisement de toutes ces fonctionnalités, jusqu’à devenir un objet même de l’entreprise.

Collaborative par essence, la recherche-intervention qui conduit à une production commune de connaissance réunissant chercheurs et acteurs à partir d’enjeux empiriques apparait particulièrement adaptée. La recherche-action (Lewin), l’action science (Argyris), qui est davantage militante, et les méthodes ethnographiques nous apparaissent totalement adaptées, puisqu’elles conduisent le chercheur à s’immerger sur son terrain de recherche, durant une plus ou moins longue période, et a titiller la réflexivité des acteurs qui ont, bien souvent, beaucoup de choses à faire et à dire, et qui souhaitent souvent dépasser largement leur entreprise.

Aussi, pour interroger les cadres épistémiques de l’intervention en coopérative, on peut se demander si on ne pourrait pas aller encore plus loin que ces méthodes de recherche collaborative qui se basent sur le partenariat et la collaboration plus ou moins ponctuelle. Ne pourrait-on pas en ce sens aller plus loin que la recherche collaborative pour constituer une « recherche coopérative » qui, faisant fi des fonctions et individualités, se situerait comme une dynamique de groupe faisant œuvre commune, dépassant le cadre contractuel et partenarial, mais évoluant suivant les principes coopératifs :

  • Libre adhésion,
  • Gouvernance démocratique,
  • Libre participation des membres,
  • Autonomie et indépendance,
  • Éducation formation et information,
  • Ouverture sur l’extérieur,
  • Engagement envers la communauté

Quel avenir pour la coopération ?

La coopérative apparait aujourd’hui tant un modèle d’avenir qu’un modèle du passé. Les acteurs de la coopération, qu’ils soient chercheurs ou professionnels, promeuvent le mouvement coopératif comme un remède.  La coopération permettrait de palier les dérives du capitalisme libéral, permettrait un regain démocratique dans la société, répondrait davantage aux aspirations des travailleurs en leur apportant davantage de sens et de contrôle sur les moyens et les fins de leur propre travail.

Cependant, la coopération nécessite pour les travailleurs, ou du moins une partie d’entre eux, d’adopter une autre posture que celle de « fournisseur de force de travail ». Le travailleur doit ainsi être davantage impliqué, engagé, dédier du temps, de l’argent et doit avoir les capacités de participer à la gestion de son entreprise, devant parfois se former à cela … L’équilibre professionnel, devenu depuis quelques années la préoccupation première des salariés français peut se voir bouleversé.

En effet, dès le 19e siècle à Rochdale, l’engagement du travailleur « au delà de son travail » posait question (à remettre dans le contexte) :

« Naturellement, c’était pour les hommes autant de pris sur les heures à consacrer à la famille. La femme devait rester seule au logis pour coucher les enfants. Elle n’avait personne à qui parler jusqu’à ce que son mari revînt de l’Assemblée. […] À cette femme seule, les minutes semblaient des heures. Parfois il lui venait à l’esprit que son mari la négligeait, qu’il se trouvait mieux à l’Assemblée ou ailleurs qu’à son logis. Dans une autre demeure, l’enfant se trouvait malade depuis plusieurs jours et le père, après avoir été au travail toute la journée, s’en allait maintenant à la réunion. La mère ne pouvait obtenir la tranquillité du petit enfant ; elle craignait qu’il fût plus malade. » (Holyoake 1858)

Nous rencontrons les mêmes préoccupations aujourd’hui, se traduisant plus comme des enjeux d’engagement et d’équilibre professionnel que pour le mari de bien « s’occuper de son logis ». De nombreux enjeux accompagnent l’avenir de la coopération, qu’il s’agisse des enjeux d’engagement, des enjeux de formation, des enjeux de compétences … les acteurs de la transition coopérative se doivent de tenir compte et intégrer ces enjeux dans la réflexion.

À l’heure où plusieurs observateurs font état d’une crise de l’engagement au travail, où les plus jeunes générations sont suspectées d’avoir davantage d’attentes en termes de fins que de moyens, comment les chercheurs en gestion et en sociologie de l’entreprise peuvent repenser la coopérative en prenant en compte ces enjeux, voir même en positionnant le modèle coopératif comme une réponse à ces derniers ?  

Plusieurs questions se posent sur la pratique du modèle coopératif

L’idéal porté par la coopérative est-il explicité dans tous les cas ?

L’idéal d’entreprise interroge avant tout les imaginaires des travailleurs qui la composent. Comme dans toute démarche de structuration et d’organisation, nous recommandons de ne pas chercher à formaliser à l’extrême. Cela supposerait l’existence d’un collectif composé d’individus calqués sur le même modèle et schéma de pensée, ce qui est complètement illusoire, et ne laisserait que peu de marge aux individus pour se construire et se positionner dans le collectif. Nous recommandons cependant, plutôt que chercher à formaliser, d’échanger, de partager les imaginaires, bref, de communiquer. En effet, une métaconception de l’idéal d’entreprise, de sa raison d’être et de ses missions nous semble importante pour que chacun puisse se construire et se positionner au sein du collectif.

Quels sont les rapports de force en présence ?

Les forces en présence sont souvent sensiblement les mêmes que dans d’autres types d’organisation, mais avec des relations et rapports souvent très différents. En effet, le rapport historique entre capital et travail s’en voit nécessairement bouleversé, puisque ce sont (dans le cas des coopératives de producteurs) les mêmes personnes qui fournissent leur force de travail et disposent de parts sociales au capital de l’entreprise. L’entité entreprise en elle-même devient-elle œuvre collectif, elle est régulièrement considérée comme un bien et un outil communs, ce qui influence évidemment le rapport que les travailleurs entretiennent avec elle et donc par extension, le rôle des différentes instances de représentation des travailleurs (CSE, Syndicats …) et des actionnaires (Conseil d’administration, Conseil de surveillance …). Rôles qui ne faut cependant pas négliger, car être dans une coopérative ne garantit en rien l’absence de problèmes RH ou de la nécessité de contrôler l’action de ses dirigeants…

Comment les acteurs sur le terrain se coordonnent et s’arrangent pour mener à bien leurs activités dans un cadre où le bien commun est le maître mot ?

L’individu est régulièrement un oublié de toute approche collective. Les travaux actuels commencent à en prendre conscience et à réfléchir à la nécessaire individuation des parties prenantes (le je dans le nous). Car la coopération est individuellement souvent bien plus difficile que d’autres modes de coordination, elle nécessite pour les travailleurs d’adopter d’autres postures, d’acquérir d’autres connaissances, de dédier du temps … toutes ces nécessités doivent être prises en compte si on veut réussir à concilier individus et collectifs.

Y a-t-il un mode de travail spécifique ?

Les statuts coopératifs ne présupposent en rien un mode d’organisation du travail spécifique. Cependant, la force des imaginaires est telle qu’il apparaît bien souvent essentiel, voire nécessaire, de repenser collectivement tant les fins que les moyens du travail des coopérateurs. Il apparait inconcevable pour beaucoup de coopérateurs (mais pas tous !) d’être en coopérative et d’adopter une organisation hiérarchique traditionnelle. Et cette inconcevabilité est essentielle à prendre en compte, puisque ce sont les parties en présence qui détiennent  la souveraineté et le pouvoir sur l’entreprise commune et son devenir.

Quid des éventuelles dérives autocratiques dans un tel système ?

L’une des théories majoritaires sur le sujet de la coopération depuis les 50 dernières années est la dégénérescence démocratique. Thèse selon laquelle l’entreprise collective court le risque de dégénérer vers une oligarchisation (consciente ou non, désirée ou non) par la prise de pouvoir par une « caste managériale » ou une inefficacité de gestion et de fonctionnement, dues à la lourdeur des processus collectifs. Les dérives autocratiques sont tout à fait plausibles, elles représentent même un risque important lorsque le collectif ne construit pas les conditions et dispositifs permettant de s’en prémunir. Cependant, l’un des pouvoirs essentiels spécifiques à la dynamique coopérative est celui de révoquer ou de réélire les dirigeants : La pérennité autocratique dépendra à ce moment-là d’autres facteurs que dans une dictature, comme c’est le cas dans une société démocratique.

Peut-on exporter le modèle coopératif dans les entreprises non coopératives ?

Pour certains, les statuts coopératifs sont vus comme le point de départ d’une dynamique collective, pour d’autres comme le stade ultime. Il est tout à fait possible pour beaucoup d’entreprises d’adopter des statuts démocratiques ou, sans aller à l’extrême, de s’inspirer du modèle tant dans les pratiques de fonctionnement (elles-mêmes bien souvent inspirées de modèles non coopératifs : holacratie, sociocratie …) que dans le système de gouvernance (en intégrant davantage les travailleurs dans les systèmes de décision, en mettant en place un système bicaméral …) .

Conseils de consultations et lectures

Sur le Web

Ouvrages

  • « Hé patron ! Pour une révolution dans l’entreprise », Isabelle Ferreras, Team Endicott, Miranda Richmond Mouillot Illustré par : Dave Hackett, Le seuil, 2023
  • « La citoyenneté économique peut-elle sauver l’avenir ? », Benoit Hamon, Confédération Générale des SCOP, Equateurs, 2022
  • « Entreprises, osons la démocratie ! » Corentin Gombert, 2024
  • « La démocratie en organisation : vers des fonctionnements collectifs de travail » Renaud Sainsaulieu, 1983
  • «  Le travail Démocratique », Alexis Cukier
  • « Les SCOP, nous en sommes fiers ! : 42 témoignages : un patrimoine d’expériences », Club des anciens coopérateurs, 2012
  • « La participation dans les associations », Albert Meister, 1974
  • « L’âge de l’autogestion », Pierre Rosanvallon, 1976
  • « International Handbook of Organizational Teamwork and Cooperative Working”, Michael West, Dean Tjosvold, Ken Smith, 2003